Quand nos enfants étaient petits, souvent les gens nous disaient « Profitez ! Ils grandissent si vite qu’un jour on se retourne et ils sont grands et c’est fini ». Horreur ! Comment profiter de mes enfants en gérant le quotidien, en travaillant à temps plein, en tenant ma maison et en me formant à un nouveau métier ? C’était culpabilisant. Je me tourmentais en me disant que je vivais donc là mes meilleures années sans pouvoir en « profiter » et avec la sombre perspective de me retourner un jour sur ma vie pour constater que j’étais passée à côté.
Et puis j’ai compris que les gens qui disaient cela souvent n’y arrivaient pas eux-mêmes et me déléguaient de réussir ce qu’ils échouaient à faire. Trop simple !
En fait, en m’invitant à profiter, n’était-ce pas simplement qu’ils regrettaient ce temps passé et qu’il me souhaitaient de ne pas me retrouver un jour dans la même nostalgie qu’eux ?
Je me disais aussi « Ca veut dire quoi profiter ? »
« Arrêter le temps ? » Impossible.
« Être pleinement conscient de tout ce qui se passe à chaque minute ? » Un peu compliqué entre le gratin à cuisiner, les couches à changer, les devoirs à faire faire.
« Couver mes enfants d’un regard éperdu d’amour et d’admiration à tout instant ? » Difficile lorsqu’il m’arrivait parfois de vouloir tout poser là et de prendre le large pour un week-end (ou toute la vie !).
Par la suite, et avec le temps j’ai observé que le ressenti de « profiter » apparaissait lorsque je m’arrêtais, je me taisais et je contemplais en regardant vraiment. Contempler en me laissant reposer dans l’instant, en me laissant traverser et imprégner par tout. Et puis à un moment, je prenais une photo intérieure. Un petit clic en interne qui imprime sur la pellicule tout ce que je perçois du moment, ses couleurs, ses odeurs, ses bruits, l’énergie qui flotte, et puis aussi mon ressenti, mes sensations internes. Tout cela gravé sur la plaque sensible de ma mémoire pour dire que oui, j’y étais vraiment, pleinement.
J’avais fait cela le jour de notre mariage : debout devant l’assemblée à l’église, je devais lire le mot d’accueil. Et là, j’ai fait une pause. Cette journée était un tourbillon et j’avais conscience que je risquais de me lever le lendemain en me disant que je n’avais pas vécu pleinement le temps. Alors, plutôt que d’entamer la lecture, je me suis tue, j’ai respiré calmement, et j’ai regardé tous ces gens rassemblés là, pour nous, dans la petite église. Je les ai regardés vraiment, et je me suis dit « Voilà, j’y suis, c’est maintenant, c’est ce jour et ça ne sera plus jamais cela ensuite. Et c’est merveilleux »
Alors j’ai pris une photo intérieure et aujourd’hui où j’écris ceci, une trentaine d’années plus tard, ce moment demeure le seul dont je me souvienne clairement du jour de notre mariage.
Profiter pour moi c’est ça : participer au vivant et parfois, l’espace d’un instant, m’arrêter, respirer, ouvrir tous mes regards… puis repartir dans le mouvement, une photo en plus dans l’album de ma vie.